Sloy

L’œuvre de Sloy, l’un des plus importants groupes français de l’ère électrique, est de nouveau disponible en format digital, et ce n’est pas du luxe, car avant que l’on ne retombe sur une discographie aussi cohérente et signifiante que la leur, gageons que beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts de la ville de Béziers dont le trio est originaire. « On s’est rencontrés au lycée, on avait seize ans. On voulait juste faire comme les groupes qu’on aimait : Devo, Talking Heads, le post-punk dans son ensemble, les débuts de la new-wave et de la cold-wave, avec des noms comme PIL, Joy Division, The Cure et The Undertones — d’ailleurs, on s’appelait Undersloy au tout début », se souvient aujourd’hui Armand Gonzalez, à l’autre bout du téléphone. « À part les Talking Heads, ils avaient tous une façon d’écrire relativement simple et étaient de piètres techniciens, mais il y avait une vraie recherche mélodique et une authenticité dont nous nous sentions proches. Après avoir passé le bac, début 1992, on a sauté dans le camion, direction Rennes et la multitude de cafés concerts de la région Ouest (de Brest à Laval), où l’on pouvait enfin jouer et vivre de notre musique. On a donc tourné, composé et répété pendant deux ans et quand on a pensé être suffisamment au niveau, on s’est présentés à ceux que l’on savait sensibles au post-punk (bien que sa mémoire venait d’être balayée par l’énorme succès de Nirvana). On a envoyé une démo à Jean-Louis Brossard qui est un type direct et instinctif Il nous a offert deux premières parties à l’Ubu et a collé le groupe aux Trans Musicales 1994 dans la foulée. »

Cette dernière date, moins confidentielle que les autres, marque le point de départ d’une mémorable distribution de torgnoles scéniques. En effet, le trio est redoutablement efficace et vénéneux en public : Virginie Peitavi — portant sa basse de façon très « hookienne »— et Cyril Bilbeaud — frappant dur sur une batterie spartiate — pilonnent avec la hargne de Gang Of Four tout en laissant beaucoup d’espace à la guitare furibarde et anguleuse (mais funky) d’Armand Gonzalez, livrant — avec une folie qui n’est pas sans rappeler celle de David Thomas de Pere Ubu — des textes dont les thèmes tournent quasi obsessionnellement autour des fluides corporels et de l’électricité. « J’avais vingt ans, j’étais à vif et je me posais les questions habituelles : qui suis-je, qu’est-ce que je fous là, pourquoi moi ? Tout ça s’est mêlé à ma fascination pour le matériel et surtout pour les lampes de têtes d’amplis que je chouchoutais, bichonnais et à qui je parlais. (Rires.) Bref. »

« Tout à coup, sans savoir comment, les maisons de disques ont ton numéro de téléphone. On a signé avec Rosebud et envoyé une maquette à Steve Albini. Il a non seulement accepté de bosser à un tarif dérisoire, mais a tenu à venir en personne. Aussi simple que ça ! » Après avoir tiré deux premières cartouches sous la forme d’une paire de maxi quatre titres, Fuse (1994) et Pop (1995), le trio sort dans la foulée son premier LP, Plug. La production et l’enregistrement brut de décoffrage d’Albini s’accordent parfaitement à la tension électrique qui circule entre trois lascars qui écrivent en imaginant les spectateurs danser comme des fadas sur leur musique désaxée. Solide de A à Z, le disque contient un fameux brûlot punk (« Old Faces »), deux tranches de funk moderne digne des Talking Heads (« Many Things (To Wear) » et « X »), ainsi que ce qui deviendra — surtout en France — le quasi-hymne du groupe, l’irrésistible « Pop », qui sonne comme si Devo avait été croqué par Nirvana. L’accueil critique est au rendez-vous, les concerts reprennent et les choses se précipitent… de l’autre côté de la Manche.

« On a commencé à tourner pas mal là-bas. Quand Albini jouait, nous étions invités, Brian Molko — qui prenait de l’importance avec Placebo — nous recommandait chaudement et PJ Harvey nous avait carrément pris sous son aile. C’est elle qui nous a dit d’envoyer un CD à John Peel. » Instinctif également, l’animateur légendaire a écouté et apprécié. Résultat : en mars 1995, Sloy enregistre sa Peel Session. De quoi étoffer un curriculum vitae et donner du poids au projet ? Eh bien non, presque rien de tout cela n’est relayé dans la presse hexagonale, qui a la tête ailleurs. « Comme si on racontait des salades… De toute façon, les choses se sont enchaînées avec des dates un peu partout en Europe. On était pris dans une dynamique de tournées et de promotion qui n’a pas permis de prendre du recul. On est entrés en studio trois semaines après le dernier concert ! On avait quinze morceaux ébauchés pendant les balances et on a demandé à Steve Albini s’il était de nouveau partant. Il a dit oui. »

Les onze plages qui composent Planet Of Tubes (1996) attestent de l’assurance que le trio a acquis sur scène. Si, comme à sa bonne habitude, la section rythmique est pugnace et lestée de plomb, les compositions sont plus expérimentales — on dirait « matheuses » aujourd’hui (« Spraying With I.6Khz », « Lick Me »). Avec le chant d’Armand totalement décomplexé (« Idolize », « Red »), l’ensemble donne une idée de ce que Ted Bundy et deux de ses potes auraient fait du funk blafard des années 8o (« Air », « Eat Your Toy »). Ce coup-ci, en trente intenses minutes, PIL se fait bouffer par Basement 5. L’album est derechef bien accueilli — il faut dire que Sloy bénéficie d’une base de fans particulièrement fidèles.

« On a bien été contactés par des maisons de disques, qui nous proposaient de l’argent, mais ils voulaient aussi qu’on chante au moins deux titres en français à cause des quotas de la loi Toubon. Ils se voyaient bien nous positionner entre No One Is Innocent et Noir Désir. Je n’avais rien contre ces gens-là, mais ils se trompaient simplement de groupe. Alors on a créé Tubes Records. Et puis la promo et les tournées ont repris, jusqu’au nouvel album. » Pour la troisième fois, Sloy se rend au Black Box (près d’Angers), le studio du regretté Iain Burgess. Electrelite (1998) est produit par Peter Deimel et Armand lui-même. Fidèle à l’esprit post-punk des deux précédents essais, le son est cependant plus rond, le funk plus circulaire (« Seedman », « The Elect », « Electric Survivor ») et le propos, sensiblement plus sombre (« No Way Out! », « Disconnected Elite »). Ouvert et aventureux, l’album contient les incroyables « White Blood » (sur lequel un certain Olivier Mellano annonce au violon une intensité que l’on retrouvera chez Arcade Fire) et « Surprised Inside The Black Hole » avec son décapant solo de clairon qui flirte avec le free jazz…

Le hic, c’est qu’au moment de sa sortie, l’Europe entière est hypnotisée par l’electro, le big beat et la french touch, tous synonymes de nouveauté (il faudra attendre 2001 pour que les Strokes remettent le rock en piste). Electrelite passe à l’as, si bien qu’au bout d’un moment, « on en a eu assez de laisser à chaque fois un peu de notre peau sur scène (Rires). » D’aucuns pourraient être amers ou parler d’injustice. « Non, non, non. On en garde de très bons souvenirs (et de moins bons !) ; on est ravis de savoir qu’on a donné du plaisir, qu’on a inspiré d’autres musiciens et on est flattés de recevoir encore aujourd’hui des témoignages de sympathie, comme celui de Lescop récemment. » De retour dans l’Hérault, Armand et Virginie ont pris le temps de devenir parents, avant de monter en tandem le projet 69, dont le deuxième effort est imminent. « On ne sait rien faire d’autre », conclut-il dans un dernier éclat de rire. Post-punk’s not dead.

Marc Gourdon
(article paru dans le n° 167 – novembre-décembre 2012)
de Magic – Revue Pop Moderne)

Discographie Sloy :
Fuse EP (Rosebud, 1994)
Plug (Roadrunner, 1995)
Pop EP (Roadrunner, 1995)
Planet Of Tubes (Tubes / PIAS, 1996)
Electrelite (Tubes / PIAS, 1998)
Electric Session 1 (Tubes, 1997)
Sloy Electric Session 2 (Tubes, 1999) avec Decheman.

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